Jérôme Bouchard et Mathieu Gaudet: "L'échelle des choses"

L’échelle des choses réunit des œuvres des artistes Jérôme Bouchard et Mathieu Gaudet. Tous deux plasticiens, ils mettent ici en dialogue des intérêts conjoints pour la modulation de la perception visuelle, les procédés d’extraction, ou le rapport au corps au mouvement. Les œuvres réunies dans cette exposition ont été d’abord été présentées à l’automne 2018, à l’ambassade du Canada, à Tokyo.

D’entrée de jeu, le regard du spectateur est attiré par une imposante boite rectangulaire de Gaudet, posée sur un socle en bois naturel. Conçue en carton ondulé, les vagues qui strient sa surface créent des jeux de vides et de pleins qui laissent transparaitre, au cœur du cube, des formes courbes et dorées, comme si un jet de lumière tentait de s’échapper de la sculpture. La forme est imprécise, et c’est seulement en s’éloignant de l’œuvre et en plissant les yeux que l’on arrive à en distinguer les contours, sans réellement en saisir l’entièreté. 
Mathieu Gaudet s’intéresse aux plis et aux plissements fins de la matière. Au mur, de longues formes rectangulaires sont créées à partir d’un empilement de bandes de Masonite pressées les unes contre les autres. Entre ces couches, à des espacements réguliers, il place de petits morceaux de bois, qui génèrent de légers soulèvements dans les stries autrement continues, sans début ni fin, un peu comme des couches géologiques qu’on étudierait à partir d’une coupe latérale des sols, et qui auraient préservé les traces d’un passé autrement imperceptible.

Cette distorsion de la perception optique est également présente dans les tableaux de Bouchard. À première vue, les toiles suspendues au mur semblent réalisées à l’aide de touches de peinture d’une finesse inouïe, donnant l’impression d’une nuée flottant sur la toile. Plus l’on s’approche pour observer les surfaces, plus l’on distingue qu’il s’agit en fait de très petits trous exercés dans la trame du lin. L’artiste effectue ces trouées à l’aide d’une découpeuse laser selon une grille reproduite à partir de données de géomatique qui, à leur tour, représentent une topologie de surface. En 2017, Bouchard déplace son atelier dans la vallée de la Meuse, en Belgique, où il puise dans le langage du décor ambiant pour développer cette nouvelle série d’œuvres. Il est captivé par l’apparence de cette ancienne zone industrielle sidérurgique, et la manière dont l’histoire influence l’aspect des bords de la rivière. 

Bouchard a un intérêt spécifique pour la traduction de données scientifiques en données picturales. C’est une technique qu’il emploie pour traiter ce qui n’est pas destiné à être vu; dans ce cas, une manifestation scientifique de l’analyse spatiale des traces de la révolution industrielle sur un territoire donné. La donnée devient un outil lui permettant de faire appel à des procédés mécaniques afin de parler, notamment, des effets durables des percées technologiques sur l’environnement bâti et sur les paysages naturels et artificiels qui se confondent.

Mathieu Gaudet fait lui aussi appel à cette illustration de « l’irreprésentable » à partir de données formelles. Il expose ici une série de dessins réalisés à l’aide d’un simple compas, soit un assemblage d’une série d’arcs de cercle. Les images rappellent des agrandissements de molécules ou d’autres éléments biologiques, invisibles à l’œil nu. Il vient ensuite reporter ces formes de manière tridimensionnelle, mais il les camoufle derrière un écran, peut-être voulant insister sur l’incidence cruciale d’éléments microscopiques sur notre constitution humaine.

Le procédé d’extraction est un autre point de croisement entre les pratiques des deux artistes. Bouchard inclut à l’exposition des tableaux réalisés à partir de l’enlèvement graduel et très méticuleux de couches d’acrylique apposées sur une toile. Le résultat donne lieu à une apparente abstraction, où la figure donnée à voir est extraite d’une autre forme. Il s’intéresse à la révélation de la surface par soustraction plutôt que par addition. L’effet est celui d’une morphologie quasi géologique, qui évoque un territoire liminal et imaginaire. 
Ces contours territoriaux font écho aux longues pièces topologiques découpées dans le bois que place Gaudet au mur. Elles donnent l’impression d’une ligne d’horizon connue, qui aurait été elle aussi réalisée par procédé d’extraction. La forme confond le sens des distances et des échelles en invoquant la maquette, comme une version réduite d’un volume autrement monumental. Gaudet joue constamment sur le rapport entre le vide et le plein, entre là où il n’y a rien, et le lieu de la matière. Faisant appel aux codes du paysage, les deux artistes pourtant ne s’en prévalent pas de manière picturale. 

Jérôme Bouchard est un artiste peintre qui, bien qu’il travaille sur des plans bidimensionnels, traite les surfaces à l’aide d’un langage sculptural. Les tableaux présentés ici ont une grande qualité haptique, que l’artiste réussit à rendre à l’aide de machines, en effaçant presque le travail de la main. Il prête à ses œuvres une qualité très matérielle, comme Gaudet, qui présente des surfaces texturées.

Avec cette proposition conjointe, tant Jérôme Bouchard que Mathieu Gaudet jouent sur la perception. Le rapport au corps est également prégnant tant dans la matérialité des œuvres que dans la manière de les approcher. Si elles peuvent sembler statiques au premier abord, c’est dans le mouvement dans l’espace qu’elles se révèlent. Le neurologue britannique Anil Seth avance que la perception n’est rien de plus qu’une « hallucination partagée et contrôlée ». Il nous rappelle également que l’art a la même fonction que la neuroscience, soit de contribuer à nous faire comprendre l’expérience d’être humain. En renversant nos regards, en déplaçant les notions d’envers et d’endroit, et en nous faisant bouger pour comprendre, Gaudet et Bouchard confondent notre compréhension des échelles. Et pourtant, il ne s’agit pas ici de simplement varier des formats, mais plutôt de faire appel à des modes opératoires complexes. Dans leur confection, les œuvres doivent subir des éliminations et des transformations matérielles : pour parler de l’indéfinissable, il faut en créer. 

Claudine Hubert
Février 2019